lundi 2 juillet 2012

La gymnastique du coeur (3ème épisode du cadavre exquis "Solange")


(Suite du cadavre exquis avec Daniel PA.
En italique, le texte qu’il a rédigé à la suite du mien et à partir duquel je vais continuer mon récit.)

J'ai une poésie à apprendre" me dit-elle. "Fais moi voir" demandais-je. Prévert arriva comme une évidence. J'aurais du m'en douter... Qu'apprenaient les enfants avant ? "Je n'ai que le début à savoir mais je vais te la lire en entier" proposa-t-elle toute contente d'allonger ce moment de partage. 

Et Lisa commença sa lecture... "Pour faire le portrait d'un oiseau..." au fur et à mesure que la cage se dessinait mon esprit s'envolait. 
Soudain mon regard s'arrêta sur une photo. Pas de celles que l'on  emprisonne dans de sages petits cadres. Pas de celles que l'on transforme en stèles en l'honneur d'un passé idéalisé. Non, une photo simple, brute, posée à la va-vite contre un tas de bouquins comme pour se rappeler un moment de simple bonheur. Un instant je crus que c'était moi, avant. Cécile, la mère de Lisa y souriait heureuse assise à une terrasse de café.

Alors que je la croisais depuis des années sur le palier de ma mère, je n'avais jamais remarqué qu'elle me ressemblait autant. Même cheveux noirs, même allure sportive et, sur cette photo, même coiffure avec un bandeau retenant les cheveux en arrière. L'air heureux et le sourire complice avec le photographe faisait la différence 

J'avais l'étrange sentiment que tout dans, cet appartement, me renvoyait ma propre image, il n'y a que les miroirs qui me montraient celle d'une femme triste, vieillie que je ne reconnaissais pas. 

"...Et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau". Lisa terminait sa lecture je la félicitais chaudement. La fillette rougit de fierté. "Tu reviendras demain ?" me demanda-t-elle ? "je te le promets" lui dis-je en déposant une bise sur ses cheveux.

C'est en reprenant mon sac sur la table que l'idée me vient comme un flash. Absurde et évidente. D'un geste rapide je fis glisser dedans une des vieilles factures d'électricité qui traînaient sur la table. Lisa ne s'aperçut de rien, et moi j'avais mon idée. 

J'allais devenir cette femme, cette Cécile, qui arborait fièrement travail, fillette ...et bonheur. »
Le soir même je m’endormis comme une souche, du sommeil du sans-souci comme disait ma grand-mère. Inespéré. Les émotions devaient avoir un pouvoir analgésique. Le lendemain matin, je fus étonné de ne pas être prise à la gorge par le réveil de 5 heures précises, celui des matins blêmes, quand l’angoisse vient te sortir de ton sommeil sans préavis pour t’enfoncer la tête dans tes errances. Le chant des oiseaux, jusqu’ici sinistre annonciateur de la journée qui commençait, résonnait presque à mes oreilles comme un réveil mélodieux. J’avais enfin un but.
Le reste de la journée, et toutes celles qui ont suivi, furent rythmées par cette échéance, tendues vers cette unique objectif : retrouver Lisa à la sortie de l’école.
Les yeux décillés par cette rencontre du 3ème type, je découvris la réalité d’un quotidien jusqu’ici effleuré : mes vêtements froissés et à la propreté douteuse, mon frigidaire vide, mon appartement à l’abandon. Je vacillai entre excitation et abattement devant l’ampleur du chemin à parcourir, ne sachant par quel bout attaquer le chantier de ma vie.
Certains jours, je passais des heures devant mon placard à choisir la tenue qui me ferait passer pour la mère idéale, puis d’autres, je m’attaquais à l’appartement de fond en comble, prise par une frénésie de ménage. Ankylosée, les os rompus et fourbue, je reprenais possession de mon corps jusqu’ici anesthésié.
Même mes courses au supermarché avaient une saveur différente : je n’errais plus comme une âme en peine entre les rayons, j’avais désormais un but, trouver l’attention qui toucherait Lisa. Comme un petit chat qui rapporterait à son maitre une souris morte chaque jour pour lui prouver son affection, je démultipliais les petits cadeaux : un livre, une gomme, une barquette de framboises, un gel douche parfumé, un jeu de construction. N’importe quoi qui prouverait que j’avais pensé à elle.
Tous les jours, à 16h20 précises, je me tenais devant l’école, un pain au chocolat dans une main, mon petit paquet de l’autre jusqu'à ce que je l’aperçoive enfin, parmi le flot des élèves. Puis nous rentrions chez elle, main dans la main. Parfois je la serrais si fort que je sentais son cœur battre dans la mienne. A moins que ça ne soit l’inverse.
« Quand on est parent, on a le devoir d’essayer d’être heureux » disait Prévert, l’auteur des poésies qu’apprenait patiemment Lisa.

Cette phrase prenait désormais tout son sens. Pour Lisa, je me devais de faire bonne figure, en dépit de mes errements et de mes angoisses.

En pratiquant cette maxime, j’ai alors réalisé que le bonheur n’était finalement rien qu’un muscle que l’on travaille : au début, on force son sourire, on maquille son cœur, puis comme une gymnastique de l ‘humeur, on arrive presque à être heureux sans s’en rendre compte

Pas le bonheur béat et niais des simples d’esprit, non, juste des tranches de bonheur, parenthèses enchantées volées à cette fichue vie. Avec Lisa, je me sentais repousser le cœur, même si, une fois la porte de son appartement refermée, mes mauvais démons ne tardaient pas à reprendre le dessus.

Je ne voyais pas de fin à notre relation, dès que l’idée se formait dans mon esprit, je secouais la tête pour la faire fuir, comme on battrait des mains pour faire partir une mouche trop collante. Lisa et moi étions liées par un sort magique, une relation indéfectible que rien ne viendrait briser. D’ailleurs, nous nous ressemblions étrangement : comme moi, elle n’aimait pas les épinards, avait une tache de naissance sur la jambe et adorait les histoires qui font peur. Dans une vie antérieure, nous avions dû faire partie d’une même famille.

Un soir, en rentrant de l’école, Lisa se précipita vers le meuble de l’entrée et me tendis une lettre en silence. En ouvrant l’enveloppe, je reconnus l’écriture de Cécile, sa mère. Entre ses pleins et ses déliés si scolaires, je déchiffrais ces quelques mots, les yeux embués de larmes : "Il faut qu’on se parle" .